- SCD - Sociologie / Ethnologie,
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Une histoire du ski. Aluminium, gens de glisse et "coopétition"
Franck Cochoy - Mardi 8 mars 2016
Enregistrement en ligne. Les Mardis de la Socio.
Intervention :
Questions / Réponses :
Ce livre porte non pas sur l’histoire générale du ski, mais sur l’histoire d’un ski, le ski en aluminium, qui n’est qu’un ski parmi d’autres, voire, comme nous le verrons, un ski (presque) éphémère, survenu comme objet transitionnel entre les skis en bois massif de jadis et les skis en matériaux composites d’aujourd’hui. L’ouvrage se situe au carrefour de l'anthropologie des techniques et de la sociologie économique. Il s’agit de montrer, à partir d’un cas concret, comment le succès d’une innovation / la conquête d'un marché se jouent au gré d’une dynamique de coopétition. À son aspect peu familier et près, ce dernier terme se comprend aisément, puisqu’il associe les deux notions a priori antagonistes de compétition et de coopération. Tout l’intérêt du terme vise en fait à souligner que l’une ne va paradoxalement pas sans l’autre : on n’a guère de chances de gagner une course ou de remporter un marché, c’est-à-dire d’exister comme acteur libre capable de se détacher de ses concurrents, sans nouer des liens très étroits avec d’autres partenaires, voire avec eux, sans se poser comme acteur capable de s’inscrire dans un réseau et d’en agencer les éléments de façon appropriée : il n’y a pas de sélection possible sans collection, pas de processus de distinction viable sans une dynamique parallèle d’association, pas de différenciation efficace sans imitation.
La coopétition se joue d’abord au plan technique, au sein du produit lui-même : le livre explore le paradoxe qui veut que penser l’aluminium comme pure alternative au bois le conduit à échouer (compétition), alors que s’allier au même bois (et ensuite à d’autres matériaux) lui permet au contraire de le dépasser (coopétition). Il examine d’autres figures de la coopétition qui consistent en des associations plus périphériques encore, avec des entreprises, experts ou champions capables de porter des projets, mais aussi avec d’autres applications distribuées de l’aluminium qui légitiment l’emploi du métal pour l’industrie de la neige (refuges, canons à neige, télécabines, anoraks…). L’ouvrage montre bien sûr que la coopétition se joue aussi au plan humain, d’une part via l’organisation de compétitions de skis que les industriels de l’aluminium ont mises en place à destination de leurs personnels, autant pour honorer des vainqueurs que pour renforcer la cohésion de l’ensemble des participants autour de leur produit et de leur industrie, d’autre part via le développement de formes d’associations sociales originales, où les médecins et les militaires de jadis sont bientôt remplacés par les champions dont l’on attend la promotion des skis en aluminium. On découvre que la coopétition s’est surtout poursuivie à l’intérieur du ski, avec le triomphe de la structure dite en « sandwich » capable d’associer les qualités de l’aluminium à celles d’autres matériaux, avec la contribution décisive de colles et de matières plastiques. Au bout du compte, l’ouvrage met au jour l’étonnante diversité des associations très adhésives qui œuvrent en coulisse de compétitions habituellement conçues comme distinctives, mais aussi la fragilité de ce genre de compromis, tant la hiérarchie des éléments assemblés est toujours susceptible d’être remise en question.
Cette histoire d’un ski suit trois mouvements : le premier débute dans les années trente, en France, lorsque les industriels de l’aluminium, soucieux de placer partout leur précieux métal, forment le projet de jouer celui-ci contre le ski, d’abord au sens de substitut radical, avant de s’apercevoir que l’on n’a de chance de supplanter un adversaire qu’en s’associant avec lui. Le second mouvement est celui d’un slalom parallèle : l’histoire du ski est au moins double, puisqu’elle associe l’invention quasi simultanée du ski en aluminium en France et aux États-Unis. Le cas américain montre à quel point les innovations, loin de reposer seulement sur le génie supposé des inventeurs, s’appuie largement sur des ressources plus générales, telles de nouvelles techniques issues de l’aéronautique de guerre qui ne demandent qu’à trouver des emplois civils une fois la paix retrouvée, et sur la capacité des innovateurs à saisir ces opportunités pour les orienter comme il convient. Il fait aussi découvrir comment la compétition a priori darwinienne entre solutions similaires se double d’un « design intelligent » fondé sur l’adaptation coopérative des innovateurs à leurs concurrents. Le troisième mouvement est celui d’un retour en France, ou plutôt de la convergence des histoires américaine et française, et aussi, derrière elle, de l’apparition d’autres matériaux dont l’aluminium a permis l’introduction. En ouvrant la voie coopétitive des skis composites, le ski en aluminium finit par poser les jalons de son propre dépassement, sauf à renaître sous la forme de skis d’exception.
Questions / Réponses :
Ce livre porte non pas sur l’histoire générale du ski, mais sur l’histoire d’un ski, le ski en aluminium, qui n’est qu’un ski parmi d’autres, voire, comme nous le verrons, un ski (presque) éphémère, survenu comme objet transitionnel entre les skis en bois massif de jadis et les skis en matériaux composites d’aujourd’hui. L’ouvrage se situe au carrefour de l'anthropologie des techniques et de la sociologie économique. Il s’agit de montrer, à partir d’un cas concret, comment le succès d’une innovation / la conquête d'un marché se jouent au gré d’une dynamique de coopétition. À son aspect peu familier et près, ce dernier terme se comprend aisément, puisqu’il associe les deux notions a priori antagonistes de compétition et de coopération. Tout l’intérêt du terme vise en fait à souligner que l’une ne va paradoxalement pas sans l’autre : on n’a guère de chances de gagner une course ou de remporter un marché, c’est-à-dire d’exister comme acteur libre capable de se détacher de ses concurrents, sans nouer des liens très étroits avec d’autres partenaires, voire avec eux, sans se poser comme acteur capable de s’inscrire dans un réseau et d’en agencer les éléments de façon appropriée : il n’y a pas de sélection possible sans collection, pas de processus de distinction viable sans une dynamique parallèle d’association, pas de différenciation efficace sans imitation.
La coopétition se joue d’abord au plan technique, au sein du produit lui-même : le livre explore le paradoxe qui veut que penser l’aluminium comme pure alternative au bois le conduit à échouer (compétition), alors que s’allier au même bois (et ensuite à d’autres matériaux) lui permet au contraire de le dépasser (coopétition). Il examine d’autres figures de la coopétition qui consistent en des associations plus périphériques encore, avec des entreprises, experts ou champions capables de porter des projets, mais aussi avec d’autres applications distribuées de l’aluminium qui légitiment l’emploi du métal pour l’industrie de la neige (refuges, canons à neige, télécabines, anoraks…). L’ouvrage montre bien sûr que la coopétition se joue aussi au plan humain, d’une part via l’organisation de compétitions de skis que les industriels de l’aluminium ont mises en place à destination de leurs personnels, autant pour honorer des vainqueurs que pour renforcer la cohésion de l’ensemble des participants autour de leur produit et de leur industrie, d’autre part via le développement de formes d’associations sociales originales, où les médecins et les militaires de jadis sont bientôt remplacés par les champions dont l’on attend la promotion des skis en aluminium. On découvre que la coopétition s’est surtout poursuivie à l’intérieur du ski, avec le triomphe de la structure dite en « sandwich » capable d’associer les qualités de l’aluminium à celles d’autres matériaux, avec la contribution décisive de colles et de matières plastiques. Au bout du compte, l’ouvrage met au jour l’étonnante diversité des associations très adhésives qui œuvrent en coulisse de compétitions habituellement conçues comme distinctives, mais aussi la fragilité de ce genre de compromis, tant la hiérarchie des éléments assemblés est toujours susceptible d’être remise en question.
Cette histoire d’un ski suit trois mouvements : le premier débute dans les années trente, en France, lorsque les industriels de l’aluminium, soucieux de placer partout leur précieux métal, forment le projet de jouer celui-ci contre le ski, d’abord au sens de substitut radical, avant de s’apercevoir que l’on n’a de chance de supplanter un adversaire qu’en s’associant avec lui. Le second mouvement est celui d’un slalom parallèle : l’histoire du ski est au moins double, puisqu’elle associe l’invention quasi simultanée du ski en aluminium en France et aux États-Unis. Le cas américain montre à quel point les innovations, loin de reposer seulement sur le génie supposé des inventeurs, s’appuie largement sur des ressources plus générales, telles de nouvelles techniques issues de l’aéronautique de guerre qui ne demandent qu’à trouver des emplois civils une fois la paix retrouvée, et sur la capacité des innovateurs à saisir ces opportunités pour les orienter comme il convient. Il fait aussi découvrir comment la compétition a priori darwinienne entre solutions similaires se double d’un « design intelligent » fondé sur l’adaptation coopérative des innovateurs à leurs concurrents. Le troisième mouvement est celui d’un retour en France, ou plutôt de la convergence des histoires américaine et française, et aussi, derrière elle, de l’apparition d’autres matériaux dont l’aluminium a permis l’introduction. En ouvrant la voie coopétitive des skis composites, le ski en aluminium finit par poser les jalons de son propre dépassement, sauf à renaître sous la forme de skis d’exception.